ATMOSP’HAIR : UN SALON PAS COMME LES AUTRES

Reportage avec le photographe Guillaume Blot

Pierre et Claire ont horreur des salons de coiffure. Pourtant ça fait 44 ans qu’iels tiennent les murs d’Atmosp’hair - un salon pas comme les autres. “J’ai d’abord travaillé comme coiffeur sur des bateaux de croisière, puis j’ai rencontré ma femme, on voulait être ensemble, alors on a monté ce salon pour pouvoir être ensemble tout le temps. Ce qui ne fut pas une erreur.”

Ce jeudi 29 février 2024, je retrouve Guillaume du côté de Notre-Dame-de-Lorette, dans le 9ème arrondissement de Paris. On a rendez-vous au 49 rue de la Victoire, après le déjeuner - Atmosp’hair n’ouvre jamais avant midi.

On pousse la porte, et ça se met à aboyer. Assez fort… “Simba, doucement !!!” Elle a tout de suite vu qu’on n’était pas des habitué·es. La grande chienne est chez elle. N’entre pas qui veut. Elle nous laisse finalement passer la porte, puis retourne à la sieste comme si de rien n’était, à côté de ses sœurs de cœur, Mia et Mila. “Ce sont des sauvetages” : les trois chiennes ont été abandonnées, avant d’être sauvées par Pierre et Claire. Elles font partie de la famille désormais.

De toute façon, Atmosp’hair, c’est une histoire de famille. Par hasard ce jour-là on rencontre aussi la fille et la petite-fille… Venues dire bonjour, ou déposer des affaires, ou juste être là un moment. Pour Lili, 20 ans, installée au bureau de la patronne, “c’est comme une deuxième maison ici”.

Sa maman va et vient. On la sent d’abord un peu distante. Le temps passe, on discute et on s’apprivoise. Elle finit par se prêter au jeu, et nous livre finalement ses plus anciens souvenirs. À sa gauche, trône une coupure de presse dans un élégant cadre marron. On reconnaît tout de suite la fille de Pierre et de Claire. Un bras sur l’épaule de son père, en plein brushing, les mains prises par un sèche-cheveux d’un côté et une brosse de l’autre. En regardant bien, on devine le sourire de la patiente qui a accepté de poser pour les journalistes de l’Express en pleine coupe.

Quand on arrive, Claire a du travail, peu de temps, et peut-être un peu peur de se faire tenir la jambe. Elle refile le bébé à Pierre, qui arrive de derrière, cigare fumant et regard taquin. “Ce salon de coiffure existe depuis 1919. Même si ce n’était pas encore nous au départ [le couple a posé ses valises en 1980], on a fêté ses 100 ans il y a quelques années. Le salon ne s’est pas toujours appelé Atmosp’hair. C’était notre idée, en référence au film de Marcel Carné, Hôtel du Nord. Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?” 

De la coiffure et du cinéma : les murs sont couverts de photos de couples emblématiques d’Hollywood - plus d’une centaine de cadres, dont les dix premiers ont été installés subitement par Pierre un matin de Saint-Valentin. Vous avez dit romantique ? Non sans une certaine fierté, le patron nous présente sa collection de couples mythiques… “notamment le nôtre !”.

En effet, le portrait de Pierre et Claire trône parmi les stars. On s’interroge sur la décoration du salon, pour le moins éclectique, et Pierre nous explique : “on a aménagé le salon selon notre style, avec un objectif : que ça ne ressemble surtout pas à un salon de coiffure !” Pari réussi : à première vue on imaginerait plutôt un cabinet de curiosités, limite boudoir. 

“En fait, nous, on n’aime pas les coiffeurs ni les salons de coiffure ni les pyramides de laque.” Aucune pyramide ici. L’ambiance est feutrée, il y a quelque chose de très familier et d’un peu intimidant. Familier, sans doute pour le côté très personnel, pour les objets anciens et les couleurs choisies avec le cœur. Une décoration comme un parti pris : celui d’être chez-soi ici. Intimidant, aussi, peut-être à cause du sentiment d’entrer chez quelqu’un, de pénétrer un foyer.

Les salons plus anonymes ont ceci d’accueillant que tout le monde y semble attendu. Outre les questions de standing, qui opèrent une première sélection, les salons épurés où les vasques se suivent et se ressemblent laissent la possibilité à chacun·e de venir avec son style et son histoire. Atmosp’hair laisse un peu moins d’espace. Les choses sont tout de suite orientées. Il faut pouvoir se fondre dans un décor déjà chargé.

Ça se joue dès la façade : des tas de pots de fleurs et de plantes, le gazon synthétique, la table de jardin avec ses chaises pour l’apéro. Bienvenue chez nous.

Le texte sur la vitrine: “c’est nous qui l’avons fait faire il y a 40 ans”. Le graphisme est singulier, les lettres sont dorées. Histoire d’annoncer la couleur.

Sur la droite, le rideau bordeau et blanc, un rien ésotérique, jure avec les deux statues de marbre : un homme, une femme, le début de leurs bustes.

Les visages se font face et se défient. Les chevelures, impeccablement coiffées. Les statues d’un couple solide, front contre front. Une équipe soudée.

Claire porte une blouse blanche - c’est ce qu’on trouvera là de plus anonyme - même si elle la porte comme personne. Claire, c’est le panache et l’autorité. On la devine attentionnée, derrière une apparente fermeté. Elle a la tête sur les épaules et les pieds sur terre.

Pour Pierre, c’est polo du Sofitel et jean slim. Chaussures montantes, en cuir bien entendu. Les cheveux en arrière, peignés avec soin. Et puis, surtout, la barbe blanche effacée par une moustache majestueuse mais sans chichi, châtain-gris.

Ce jour-là, au beau milieu des bibelots et des bouquets de fleurs, des meubles asiatiques et des objets chinés à droite à gauche, Sylvie s’est installée à son fauteuil habituel.

Elle nous raconte comment ça se passe toujours : “Je me mets là, et Pierre me dit : on fait comme d’habitude ?”. Sylvie est cliente depuis une éternité. “J’ai pas calculé, mais ça fait plus de 20 ans, hein ?” “Ah oui, parce que Juju, elle avait quel âge ? Elle était pas née ?” “Si si, elle était née Juju ! Ça fait 25 ans.”

Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? “Avant, chaque fois, je ressortais mal coiffée. Ici, ce fut une révélation. Pierre est visagiste, il trouve la coupe qu’il nous faut, et surtout, quand on se lave la tête et qu’on se recoiffe, ça marche toujours. Ça, c’est rare…”

On se tourne vers une autre cliente, arrivée entre-temps. Elle s’appelle aussi Sylvie. “Moi je viens depuis 35 ans. C’est maman qui travaillait dans le quartier. J’ai connu je sais pas combien de coiffeurs catastrophiques et quand je suis venue ici c’était autre chose. [Elle se tourne vers Pierre] Il ne suit pas forcément les magazines de coiffure, mais il te dit par rapport à ton implantation de cheveux s’il peut faire ça ou pas. C’est vrai, hein ? T’as la franchise de dire que telle coupe, ça va pas marcher.”

Les couleurs, c’est Claire qui en fait son affaire. Au bonheur des dames. La première Sylvie renchérit : sur sa couleur, elle n’a “rien que des compliments !”.

C’est simple, ici, “Il n’y a que des habitué·es. Y compris les hommes. Même s’ils ne passent que 15 minutes, c’est ici qu’ils viennent et qu’ils reviennent.” Pourtant, Pierre le reconnaît : “On n’est pas toujours très accueillant avec les nouveaux. Avec le temps, une sélection s’est faite.” Pour rejoindre l’aventure Atmosp’hair, il faut donc passer l’étape du crible canin à l’entrée - “Simba, elle aboie à chaque fois”. Ensuite, il faut adhérer à l’esprit de la maison. Une question de feeling apparemment. Pierre n’est pas peu fier de sa clientèle si fidèle : “On a des clients qui sont là depuis 44 ans, et les générations se suivent.”

Les rendez-vous ? On les prend par téléphone, parce que “c’est bien de parler avec les gens aussi.” Pas besoin de site internet par ici. “On n’en a jamais voulu, et je crois que nos clients non plus. C’est vrai qu’on est un peu vieillot, avoue Pierre. Enfin, on a tous des téléphones portables !! Mais voilà, on a besoin aussi de voir les gens, de leur parler, et le téléphone ça marche très bien.” Les horaires ? “Il y a des horaires d’ouverture oui, mais fermeture bon…”. Pierre et Claire sont “des vieux de la vieille maintenant”, ils ont 70 ans. Alors ils ne travaillent plus que quatre jours par semaine.

Mais dans ce salon, ils ne font pas que travailler. Pour Pierre, “Ici, au fond, c’est aussi un salon de rencontre, un endroit où on parle. Comme disait ma femme hier, la coiffure c’est un prétexte pour créer tout ça. En général je suis surtout concentré sur les coupes de cheveux. Mais si je veux discuter ou prendre l’apéritif, je m’arrête de travailler. Moi je discute très peu, c’est plus ma femme, j’ai jamais autant parlé qu’avec vous.”

Atmosp’hair, c’est un salon tout court. Un lieu pour recevoir. On n’y trouve pas deux lampes pareilles. “Au départ, c’était surtout des objets de famille mais les gens voulaient toujours nous les acheter. Alors on a décidé de sélectionner des objets qui correspondent à notre goût mais qu’on acceptait de vendre. Par exemple, cette lampe, elle est réservée !” 

Atmosp’hair, c’est aussi des traditions. Lili et sa maman nous racontent la spécialité de la maison : les vitrines à thème. Il y a eu le thème rentrée des classes, le thème du linge (avec des bobines à l’ancienne), les œufs de Pâques, le carnaval, les sapins de Noël. Tout y passe ! Elles recherchent les photos et nous montrent les scénographies qui se succèdent.

L’ambition de ce salon, c’est surtout de faire du bien aux gens. “Ce qui nous importe, c’est que les gens ressortent bien dans leur peau. Qu’ils soient satisfaits.” Pierre donne toujours son avis sur la coupe qui irait le mieux, mais pas d’ingérence. Il respecte les commandes. Et les ratages, ça arrive ? “Oui certainement, j’ai déjà dû couper un peu trop court. Mais on ne me l’a jamais dit. Un rien peut tout changer vous savez.” 

Ses cheveux à lui, il ne les met pas entre n’importe quelles mains. “J’ai horreur d’aller dans les salons de coiffure. Il n’y a que ma femme qui me coiffe. J’ai confiance en elle.” Lili c’est pareil : “je me suis toujours fait coiffer par mon grand-père et je n’ai envie que de me faire coiffer par mes grand-parents. Je suis jamais allée ailleurs et j’irai jamais ailleurs. Ici c’est accueillant et chaleureux. On parle, on discute, on boit un café, on fume une clope. C’est l’époque d’avant peut-être, tu retrouves pas ça ailleurs. J’ai envoyé mes copines ici. Aussi parce que je sais que mes grand-parents font attention aux produits. Parfois les filles elles prennent exemples sur des vidéos insta, mais ils utilisent des produits nocifs surtout aux USA. Mes grand-parents, ils sont aussi là pour dire attention, ce sera pas comme sur la vidéo, le rendu ne va pas être le même. Le jour où tout ça se terminera, ça va me manquer.”

Mais les meilleures choses ont une fin, et Pierre et Claire réfléchissent à leur retraite, à Annecy, pour profiter du lac.

Ce sera la fin d’une époque. Le quartier, iels le connaissent depuis toujours. “J’habitais à l’angle de la rue Royale et de la rue Saint Honorée et Claire habitait aussi dans ce quartier. On a dû se croiser à l’époque, sans le savoir, dans des lieux de débauche…!

Le quartier, on l’a vu changer, sans trop s’investir. Nous on est plutôt indépendants, les clients devenus des amis ça nous suffit. Cette jeune femme par exemple, on l’a connue toute jeune ! Mais l’amicale des petits commerçants c’est pas vraiment notre truc. Ici, on a aimé tout de suite, car c’était assez grand. Le problème, c’était que ça ressemblait… à un salon de coiffure. C’est pour ça qu’on a tout changé.”

Texte : Camille Lizop | Photos : Guillaume Blot